Le RPG japonais n’a jamais vraiment fait l’objet d’un vaste plébiscite en Europe. Mais entre les pépites dénichées dans les limbes de l’import et des magasins spécialisés aux cotes vertigineuses, une série s’est hissée fièrement : Final Fantasy. Son aura a beau être encore présente, elle se heurte désormais à un problème : fortement concurrencée par les marques européennes et américaines, la légende développée par Square Enix n’est plus une référence. Comment expliquer cette perte de vitesse coïncidant avec la sortie imminente du troisième segment de Final Fantasy XIII ? Est-ce le fait d’un homme, d’un concours de circonstances ou d’une mutation bien plus profonde ?
Depuis sa création en 1987, Final Fantasy s’est décliné en plusieurs épisodes numérotés dont la particularité est de distiller des codes similaires, tout en proposant une modification d’univers sur chaque projet . De l’heroic-fantasy pure avec Final Fantasy IV, en passant par du steampunk dans Final Fantasy VI, jusqu’à la quasi science-fiction de Final Fantasy VII. Véritable archétype, en binôme avec Dragon Quest, Final Fantasy disposait de signes précis, comme un monde ouvert où on peut se balader librement, un système d’invocations de créatures surpuissantes apparu dès le troisième épisode ou une architecture reposant sur trois types de zones : ville/donjon/monde extérieur. Autant de barrières invisibles gardiennes d’un genre.
Cette ligne directrice rassurante n’avait jusqu’ici été brisée qu’une seule fois avec Final Fantasy X-2, suite directe de Final Fantasy X. Après un Final Fantasy IX en forme de retour aux sources, bien au chaud dans sa veste faite de codes médiévaux européens et de gimmicks fantasy impliquant dragons et magie (med-fantasy), FF X est apparu immédiatement comme un jeu limitant. Construit tel un couloir géant, il abandonnait le fameux concept d’exploration en monde ouvert. Il était celui qui enlevait plus qu’il ne changeait. Le compositeur phare de la série, Nobuo Uematsu, n’était plus seul derrière les synthés, et l’un des fondateurs historiques, Hironobu Sakaguchi, trop occupé par ailleurs, était déjà dans un rôle où il ne pouvait s’impliquer pleinement sur chaque projet. Final Fantasy changeait de main et une approche nouvelle commençait à se développer.
En jachère avec la parenthèse Final Fantasy XII qui repoussait encore davantage les liens de la série par la présence d’un univers moyenâgeux typé européen propre à Yasumi Matsuno et à son équipe (Yoshida, Ito, Minaba), le style Final Fantasy X est revenu dans une forme à l’épure accentuée sur Final Fantasy XIII. FF XIII est le résultat d’un certain nombre de cassures, de changements de direction, d’éléments qui ont abouti au fait, que non, Final Fantasy ne sera plus jamais pareil. L’habituelle et saine modification d’univers à chaque épisode est toujours présente, mais la mutation est plus profonde, plus structurelle. Le triptyque Final Fantasy XIII, Final Fantasy XIII-2, complété d’ici quelques jours de Lightning Returns, matérialise un pas de côté sans précédent de la part de Square Enix.
Final Fantasy : The Spirits Outside
Final Fantasy XIII est d’abord l’histoire d’un accouchement dans la douleur. Motomu Toriyama, réalisateur de Final Fantasy XIII et de ses deux extensions, l’avoue lui-même lors de la Game Developers Conference de Taipei en juin 2012. Selon lui, la gestion problématique du projet découle de deux causes : le décalage de génération avec le passage de FF XIII sur PlayStation 3 alors qu’il était prévu sur PlayStation 2 ; l’augmentation radicale de personnel dans l’équipe de développement. Le management s’en trouve totalement bouleversé, les décisions et la circulation des informations perdent en efficacité. Il en résulte des coupes franches par manque de temps et, surtout, une omniprésence de la partie artistique : en effet, qui dit changement de console dit changement de moteur graphique, et obligation de travailler de nouveaux modèles 3D. Tel un système de vases communicants, le trop-plein de la partie artistique vampirise la partie technique, l’évolution du système de jeu et de tout ce qui est affilié au game ou level design. L’impression de rush est palpable dans la structure même du jeu. Final Fantasy XIII consacre un temps incroyable à l’exposition et ne donne les clés du gameplay que très tardivement au joueur. Tiraillé, FF XIII impose ainsi un monde-couloir à la FF X dans sa première vingtaine d’heures de jeu, avant de tenter de s’ouvrir un petit peu par l’intermédiaire d’une gigantesque plaine, avant de se refermer.
« Final Fantasy XIII doit frapper fort, à la fois d’un point de vue technique et ludique. Officiellement, l’inspiration s’appelle Call of Duty. »
Le contexte d’époque agit alors en tant qu’éminence grise : en 2009, face aux studios occidentaux imposant leur leadership sur le marché – avec Gears of War et Call of Duty : Modern Warfare en tête de bataillon –, Square Enix rachète Eidos Interactive. Il faut y voir un mouvement stratégique pour se positionner sur le marché européen et américain, tout en opérant de l’échange de conseils et de technologie. La distribution des jeux d’action Modern Warfare au Japon par Square traduit d’ailleurs parfaitement cette vision. Les regards des dirigeants et par conséquent des producteurs japonais sont orientés vers ce symbole de réussite après les catastrophes commerciales The Last Remnant et Infinite Undiscovery sur le marché de la console de salon.
Final Fantasy XIII doit frapper fort, à la fois d’un point de vue technique et ludique. Officiellement, l’inspiration s’appelle Call of Duty. Bien sûr, l’idée n’est pas de faire du first person shooter, le travail sur la psyché et le design des personnages restant indispensable pour Toriyama, mais de ne pas embarrasser le joueur de notions secondaires qui l’éloigneraient de l’essentiel. Le projet initial d’implémenter des villes entières, techniquement trop gourmand, est laissé de côté. Le jeu occupe déjà suffisamment de place sur le disque dur, alors il faut alléger, les activités annexes risquant de disperser une attention qui doit se focaliser sur la mission principale à accomplir. Cette dynamique d’épure et de bouleversements à tous crins n’est pas sans conséquence, à l’image d’un système de combat qui a du mal à s’imposer au joueur dans toute sa complexité, peut-être le moins bien équilibré de l’histoire de la série. Pire, Final Fantasy XIII s’ankylose d’une histoire intéressante mais très mal racontée et d’une absence totale d’interaction, avec son environnement réduit alors à un simple décor interchangeable, voire amovible. Voilà la critique la plus répandue parmi les joueurs. Elle poussera l’équipe à se remettre en cause et à se focaliser sur cet aspect durant la création de Final Fantasy XIII-2.
Final Fantasy’s Creed
Désireux de composer un nouveau genre de RPG, de couper les amarres d’un style vieillissant, Kitase, producteur de la série, se pose en instigateur de ce changement. Après des années de Final Fantasy plus ou moins calqués sur un modèle, Kitase cherche, avec Toriyama, à adapter cette licence à une nouvelle structure. Allant quelque peu à contre-courant de sa volonté, Final Fantasy XIII-2 expérimente de nouvelles méthodes de production. Alors qu’habituellement dans la série, les milestones (étapes importantes du développement) se calent en fonction de l’histoire, elles se synchronisent cette fois-ci avec des charnières techniques (level-design, système de combat, etc.). Après tout, n’est-ce pas ainsi que fonctionnent la plupart des studios aujourd’hui ? Prudent, Square fait appel à des testeurs dès les premières phases de la production afin de suivre des pistes balisées et d’éviter les bricolages en catastrophe en fin de processus, à l’instar de Final Fantasy XIII. L’équipe veut tout maîtriser, tout en même temps, à chaque étape de la production. En pleine restructuration de son modèle, Square Enix va plus loin, allant jusqu’à dynamiter son système de groupes de travail.
Structuré en 10 groupes depuis 2003, à la suite de la fusion entre Squaresoft et Enix, Square Enix séparait jusqu’alors ses projets suivant les genres et les styles. Les Final Fantasy canoniques pour la Product Development Division 1 ; le spin-off Chronicles pour la Product Development Division 2 ; le jeu en ligne Final Fantasy XI pour la 3 ; l’univers sombre et moyenâgeux d’Ivalice pour la 4, etc. Chaque secteur étant dirigé par une tête pensante : Kitase, Kawazu, Matsuno, Tsuchida entre autres. Avec FF XIII-2, cette partition évolue par la réunion de plusieurs secteurs en un seul, à cause de l’abandon de certaines marques comme Ivalice Alliance notamment. Désormais, telle équipe travaille sur Final Fantasy X ou Y, telle autre sur Kingdom Hearts. Factorisation qui, selon le président de Square, Yoichi Wada, donnerait la possibilité à de jeunes créateurs de ressortir du lot plus facilement.
« FF XIII-2 ne cède pas à la folie des grandeurs, mais comment pourrait-il en être autrement ? Échaudé par un contexte économique désastreux, l’éditeur a tout intérêt à rester prudent. »
Devant le traumatisme FF XIII, et dans l’idée de rentabiliser l’argent investi dans le projet, Square Enix doit la jouer malin. À l’image des gros projets d’Electronic Arts ou d’Activision dans lesquels une équipe de base est épaulée par une seconde qui s’occupe uniquement du multijoueur ou des contenus additionnels, Final Fantasy XIII-2 bénéficie cette fois-ci de l’expertise de tri-Ace. Sans gros projet depuis Resonance of Fate, d’ailleurs développé pour SEGA, ce studio bien installé dans le domaine du RPG (Star Ocean, Valkyrie Profile) intervient sur le système de combat et sur des éléments de design – gageons que l’absence de projets édités par Square Enix depuis 4 ans et l’échec de Star Ocean : The Last Hope ont peut-être pesé dans la balance. Le travail purement technique laissé à tri-Ace, le cœur de l’équipe, resserré, peut alors littéralement souffler et bénéficier d’une meilleure gestion, à une échelle un peu plus humaine.
Le jeu sort un peu moins de 2 ans après Final Fantasy XIII. Plutôt rapide, si l’on s’en tient au référentiel des FF récents – 4 ans séparaient le XI du XII. Faut-il y déceler une volonté de Square Enix de s’aligner sur le rythme de sortie des Assassin’s Creed d’Ubisoft ? Possible. Mais cette précocité s’explique d’abord par le fait que Square Enix a plaqué dans FF XIII-2 bon nombre d’éléments abandonnés au cours de la production de FF XIII (les villes par exemple). Une chose est sûre, il n’est pas dans l’intérêt de Square Enix de retarder une sortie alors qu’il lui faut redresser la barre rapidement. Au final, le résultat s’accorde en partie avec les doléances des joueurs. Quelques environnements ouverts, des interactions plus nombreuses avec l’univers, une poignée de villes, de la quête annexe en sachet, et une liberté de mouvement simulée par la possibilité de voyager entre les époques. Le casting des héros est resserré au duo Noël / Serah, moins de personnages impliquant peut-être moins d’aléas scénaristiques. Les combats, boostés aux hormones, gagnent en dynamisme et en fluidité. Les acclimatations à chaque nouvelle époque ont beau être réduites à la plus simple expression, au moins, le jeu sait où il va, marque effective d’un recadrage débouchant sur un vrai résultat. FF XIII-2 ne cède pas à la folie des grandeurs, mais comment pourrait-il en être autrement ? Échaudé par un contexte économique désastreux, l’éditeur a tout intérêt à rester prudent.
Square Enix mettra en vente moins de copies, car il sait que le marché opère une mutation. Les petits jeux à bas prix sur téléphone mobile cartonnent au Japon. Simple et accessible n’importe où, le jeu nomade, à défaut de vendre du rêve, offre une alternative de réussite financière. Peu coûteux à produire, vite rentable, il questionne les grands groupes sur leur ancien modèle. Square Enix se cherche, en même temps qu’il réfléchit à la bonne formule pour conclure sa trilogie FF XIII de la meilleure des façons. Entre-temps, la série des Elder Scrolls et son segment Skyrim sont passés par là, et Motomu Toriyama pense que le moment est venu de s’en inspirer pour sublimer la franchise.
Final Fantasy : The Elder Scrolls
Pour ce dernier épisode baptisé Lightning Returns, Final Fantasy XIII poursuit sa métamorphose. Virage complet au regard du premier FF XIII, il propose un système entièrement basé sur l’exploration et les quêtes secondaires, avec des niveaux ouverts et l’attrait d’une liberté totale de cheminement. Un seul impératif, sauver le monde en moins de 13 jours. Si renier un lien évident avec le concept de Zelda : Majora’s Mask apparaîtrait comme une hypocrisie totale, Motomu Toriyama préfère donc évoquer Skyrim comme source d’inspiration. Dans la même veine que l’infusion de gènes de Call of Duty dans Final Fantasy XIII, ceux de Skyrim semblent partis pour irriguer Lightning Returns. Le réalisateur explique ce choix par le fait que le jeu de Bethesda est une référence en matière de profondeur et d’immensité dans le monde du RPG en monde ouvert.
Après deux jeux catalogués comme story-driven (focalisé sur le scénario), Lightning Returns se convertit lui au world-driven. Cela signifie, passée la barrière du langage hermétique du marketing, que son équilibre repose sur son espace de jeu. On a là une cassure nette dans le game design comparé aux deux premiers segments. Il y a la promesse que Lightning Returns gratifiera le joueur d’outils bien plus variés et nombreux pour qu’il puisse s’approprier son environnement entier, et ne plus simplement se laisser guider. Cette évolution passe aussi par la présence d’un unique personnage central, Lightning. Sur le papier, Final Fantasy XIII pourrait réaliser la synthèse entre le jeu de rôle ouvert à l’occidental et l’action-RPG à la japonaise. Le résultat ne sera connu pour nous que le 14 février prochain, date de sortie de Lightning Returns en Europe.
« L’histoire de la trilogie FF XIII est un cas d’école. Elle illustre la difficulté d’une société majeure à évoluer dans un marché qui s’est transformé à une rapidité fulgurante. »
Pour autant, l’histoire de la trilogie FF XIII est un cas d’école. Elle illustre la difficulté d’une société majeure à évoluer dans un marché qui s’est transformé à une rapidité fulgurante, et par là les errances récentes de tout le domaine. L’éditeur de jeux vidéo ne répond plus à un public, mais à une vision fantasmée par le prisme d’études marketing et de certitudes d’actionnaires. Les sommes investies sont désormais colossales, notamment dans le cas de la R&D, énorme dépense pour Square Enix à l’époque de Final Fantasy XIII premier du nom, et la rentabilité devient une donnée de plus en plus omniprésente. Final Fantasy reste l’atout numéro un de Square, il est l’un de ses générateur de bénéfices, un gardien de son image de marque. Échouer à imposer à nouveau un nouvel épisode pourrait se révéler très ennuyeux, même si les chiffres de la dernière mouture de FF XIV se révèlent plus encourageants que prévu de l’aveu même de l’éditeur – tout du moins après la refonte du titre et son nouveau nom de baptême : A Realm Reborn. Suffisamment, en tout cas, pour revoir les profits de l’année fiscale 2013 à la hausse après une année 2012 difficile.
L’assurance d’un retour sur investissement rapide, de s’adapter au succès des titres occidentaux, passait par une restructuration, l’adoption d’un modèle hybride inédit. Celui de l’abandon du RPG à la japonaise ambitieux. Étant donnée la masse de travail que demande ce genre de production, les solutions ne sont pas nombreuses : choisir de développer sur portables, fragmenter sa production pour espérer récupérer des dividendes sur chaque déclinaison, ou mettre plus de 4 ou 5 ans à accoucher d’un jeu, certainement carré et complet, mais ayant tout d’une roulette russe économique. Tremblotant, Square Enix a tenté des approches, de saisir pourquoi un univers qu’il maîtrisait totalement quelques années plus tôt peinait de plus en plus à s’imposer. Avec Call of Duty et Skyrim dans le rétroviseur, la trilogie FF XIII constitue une étape supplémentaire dans l’expérimentation. Dans ce que peut ou doit être un RPG fondu dans son époque – virage qu’avaient plutôt bien négocié The Last Story et Persona 4 –, entre obligation de rester créatif tout en répondant aux attentes d’un public exigeant et aux impératifs financiers qui vont avec.
Tout ceci explique sans doute la création récente d’un conseil de têtes pensantes pour orienter la saga. Composé de Yoshinori Kitase, Hajime Tabata, Naoki Yoshida et Motomu Toriyama, sa mission consiste à s’assurer que la série conserve sa qualité au fil des épisodes, vœu pieu saupoudré de marketing, comme explicité par Toriyama lui-même. Concertation sur les axes de développement, réflexions sur la sortie de nouveaux contenus, le comité prend pour le moment davantage la forme d’un regroupement de commerciaux que d’un groupe de pensée. Une telle entité aurait d’ailleurs tout intérêt à se pencher sur le cas Bravely Default, parti pour devenir non pas la relève de Final Fantasy, mais sa caution pour joueurs adeptes des jeux de rôle japonais ancienne formule. Avec d’un côté les Final Fantasy vitrine rivés sur l’innovation, de l’autre des Bravely Default remplis de charmants archaïsmes ?