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La saga BioShock : voyage au cœur des mécaniques du jeu vidéo

BioShock Infinite

À une époque où FPS rimait presque exclusivement avec guerre, BioShock était arrivé avec ses gros sabots de Protecteur pour jouer dans la subtilité scénaristique. Salué par la critique, nimbé d’une aura pour de nombreux joueurs, il a su marquer les esprits grâce à son univers glauque (presque au sens propre) : celui d’une ville sous-marine sale et peuplée de fous, pourtant fondée sur le progrès. Après un deuxième épisode se déroulant dans le même décor, les développeurs se sont tournés vers les cieux pour accoucher d’une cité volante lumineuse. Ainsi naquit BioShock Infinite, qui semblait n’avoir aucun lien avec ses aînés. Et pourtant.

Attention : spoilers majeurs sur tous les épisodes.

Dès l’annonce de BioShock Infinite, les joueurs étaient prévenus : adieu Rapture, adieu les fonds marins, la nouvelle ville, baptisée Columbia, serait nichée au creux des cieux et l’action se déroulerait en 1912, soit quarante-huit ans avant le début de l’aventure dans BioShock. Époque différente, lieu différent, personnages différents : en somme, rien en commun. Et pourtant, quel joueur ayant joué à BioShock et découvrant la séquence d’introduction d’Infinite n’a pas immédiatement pensé à l’épisode fondateur de la série ? Dans les deux cas, « un homme, un phare, une ville ». Les jeux de miroir entre Rapture et Columbia sont nombreux : les plasmides et les toniques, sources de pouvoirs fabuleux ; les voxophones et les journaux audio, outils d’enregistrement vocaux ; Songbird et les Protecteurs, créatures hybrides créées pour veiller respectivement sur Elizabeth et les Petites Sœurs. Les liens entre les univers sont nombreux et bien sûr, tout sauf fortuits. Peut-on les qualifier pour autant d’emprunts faciles, illustrant le manque d’imagination ou de courage des développeurs ?

Écho et décalage

« Elizabeth établit un lien concret entre les scénarios de BioShock et d’Infinite : ils ne sont que réécriture de la même histoire, celle de l’homme, du phare et de la ville maudite. »

En réalité, ces échos prennent tout leur sens à la fin de BioShock Infinite, lorsque Elizabeth, libérée du pouvoir inhibiteur du Siphon, devient capable de voir à travers les « failles », ces réalités parallèles semblables, et pourtant différentes. Omnisciente, elle peut désormais embrasser la totalité de ces mondes faits « de constantes et de variables », et passer de l’un à l’autre en ouvrant elle-même les failles. Et c’est à ce moment-là qu’elle nous emmène, nous joueurs – à travers le héros du jeu Booker – à Rapture. Au-delà du clin d’oeil gratuit qui fait plaisir au fan, elle établit un lien concret entre les scénarios de BioShock et d’Infinite : ils ne sont que réécriture de la même histoire, celle de l’homme, du phare et de la ville maudite. La série BioShock devient ainsi un exemple de monomythe, un mythe revisité à chaque fois avec des variations.

Ces variations se retrouvent d’ailleurs à l’intérieur même du scénario de BioShock Infinite, puisque Booker et Elizabeth passent d’un Columbia à l’autre grâce aux failles qui leur permettent d’explorer des réalités différentes aux changements subtils. Lors de la séquence finale, après le passage par Rapture, nous découvrons avec stupéfaction une mer de phares. Ces phares illustrent le champ des possibles : les différents mondes, les différentes Columbia qui existent, et donc les différents Booker et Elizabeth. Lors de ce voyage de phare en phare, on croise en effet un autre Booker accompagné d’une autre Elizabeth. Et puisque ce duo étranger incarne une autre façon d’avoir traversé Columbia, ils sont le reflet des autres joueurs, qui ont eux aussi traversé la ville à leur façon et vécu leur propre aventure. Métaphoriquement, ces mondes parallèles représentent donc les différentes parties, et l’expérience solitaire de BioShock devient une expérience contiguë, où l’on croise d’une certaine manière les autres joueurs parmi ces milliers de phares. En somme, tous les Booker, et à travers eux, tous les joueurs, se retrouvent dans cette mer de phare.

L’exploration de la notion de limite dans le jeu vidéo

La série BioShock met donc en scène les principes du jeu vidéo, mais elle en illustre également à de nombreuses reprises les mécaniques impérieuses. Les différents épisodes s’amusent en effet fréquemment à transcender les limites des jeux vidéo, que ce soient les limites techniques, ou bien les limites logiques, comme celles liées à la narration. Prenons un exemple dans Infinite d’une mise en perspective des limites techniques : après que les Lutèce ont fait jouer Booker à pile ou face, Rosalind lui dit qu’ils ne partiront pas tant que lui-même ne sera pas parti. Et si le joueur ne part pas, elle ajoute qu’elle va être obligée de se répéter. Il y a évidemment un double sens : elle est obligée de se répéter car la mission qu’elle a confiée à Booker ne peut être menée à bien si celui-ci ne progresse pas, mais elle est également obligée de se répéter tout simplement parce qu’en tant que personnage de jeu vidéo, elle est programmée pour cela. Rosalind, prisonnière des réalités parallèles et contrainte de n’exister que par fragments, est donc également prisonnière de son propre rôle de personnage vidéoludique.

Mais BioShock s’intéresse davantage encore aux limites impliquées par la narration. Le jeu vidéo, en tant qu’œuvre interactive, offre au joueur à la fois une liberté d’action, mais aussi des limites, parfois dérangeantes pour certains. Pourtant, qui s’est déjà plaint de la linéarité d’un roman ? Par nature, la narration implique en effet le besoin de linéarité, que ce soit pour des questions de fond, comme le fait de raconter l’histoire dans un ordre précis, diégétique ou non, mais aussi pour des questions de forme, comme le rythme ou la mise en scène. Les jeux vidéo narratifs ont donc besoin d’un cadre plus formel encore que les jeux sans scénario. Prenons par exemple un jeu comme Super Mario Bros 3. Dans l’absolu, rien dans le gameplay ne nous empêcherait de faire les niveaux dans n’importe quel ordre, voire de commencer par le château de Bowser, étant donné que Mario n’acquiert aucune nouvelle capacité au fil de son aventure.

Cependant, pour les impératifs de l’histoire, il faut qu’il y ait un début et une fin, un premier niveau et surtout un dernier, un objectif final : le sauvetage de la Princesse Peach. Le jeu vidéo se nourrissant principalement d’action, la progression dans l’histoire se fait généralement par le déplacement. La logique spatiale remplace alors la logique temporelle, voire parfois la subordonne : dans combien de jeux le temps ne s’écoule-t-il qu’en atteignant certains passages charnières ? La succession des mondes dans Super Mario Bros 3 induit donc une cohérence géographique, et la traversée logique de cet espace géographique cohérent crée une forme de narration puisqu’il est possible de concevoir un avant et un après. Évidemment, toujours pour se plier à la logique spatiale, l’avant et l’après se conçoivent là encore en termes de lieux : ce que l’on a exploré, ce que l’on va explorer.

Du conditionnement du personnage à celui du joueur

Bien sûr, tout cela est hautement artificiel, mais c’est à travers la mise en place de ces artifices que la majorité des jeux vidéo parviennent à créer une narration convaincante. Il existe plusieurs façons d’éloigner l’objectif final, et donc la fin de l’histoire, dans un jeu vidéo. Puisqu’il est question de géographie, il y a évidemment la distance, qui est par exemple le ressort principal des jeux de plates-formes, mais il arrive aussi qu’il faille certains objets ou équipements pour atteindre certaines zones et pouvoir ainsi progresser. Le premier BioShock offre une utilisation brillante de ces mécaniques artificielles en donnant un sens et une explication à la rigidité narrative du jeu, et donc à ses propres limites : en étant obligé d’obéir aux ordres d’Atlas à chaque fois que celui-ci prononce la phrase « Je vous prie », Jack devient une représentation du joueur obligé de se plier à la linéarité du jeu vidéo. D’un point de vue narratif, il est en effet impossible pour Jack de désobéir et d’effectuer une autre action que celle ordonnée par Atlas, comme il est impossible pour le joueur de sortir du cadre du jeu. BioShock a donc en quelque sorte prévu ses propres limites et s’inscrit dans une démarche auto-réflexive.

« Il s’agit de l’une des forces du jeu vidéo : offrir au joueur un vaste espace de liberté, mais aussi le contraindre parfois à effectuer des actions qu’il ne voudrait pas forcément faire. »

Le passage le plus marquant symbolisant cette soumission du joueur aux règles rigides du jeu vidéo, métaphorisée par l’obéissance de Jack à Atlas, est certainement celui du meurtre d’Andrew Ryan et de la destruction de Rapture. Vers la fin de BioShock, alors que l’on vient de découvrir comment Atlas peut manipuler Jack, ce dernier se retrouve enfermé avec Andrew Ryan, qu’il a cherché à éliminer depuis le début du jeu. Conscient qu’il n’existe aucune alternative, Ryan ordonne à Jack de le tuer dans une ultime provocation en utilisant la fameuse phrase clef. Il s’agit de l’une des rares séquences du jeu où le joueur est passif. Juste après, le joueur reprend le contrôle de Jack, à qui Atlas demande cette fois-ci de lancer l’autodestruction de la cité sous-marine en insérant une clef dans un panneau de contrôle du bureau. Seulement, à ce moment du jeu, le joueur a compris qu’il était depuis le début victime d’une manipulation d’Atlas. Pourquoi lui obéir une fois de plus ? Tout simplement parce qu’à travers Atlas, c’est le jeu qui l’exige : l’irruption de la Petite Soeur salvatrice, débloquant l’unique moyen de sortir du bureau, ne s’effectuera que si le joueur décide de détruire Rapture, même s’il n’a pas envie de le faire, même s’il ne veut plus obéir à Atlas, même s’il veut fuir. Il s’agit de l’une des forces du jeu vidéo en général et de la série BioShock en particulier : offrir au joueur un vaste espace de liberté, mais aussi le contraindre parfois à effectuer des actions qu’il ne voudrait pas forcément faire.

Le voyage erratique

Finalement, à l’image de Jack, le joueur est lui-même conditionné : il sait qu’il doit accomplir certaines actions afin de déclencher les scripts, ce qui le fait parfois pester contre la linéarité des jeux. En se penchant de plus près sur les autres épisodes de la série BioShock, on se rend compte finalement que tous les protagonistes sont plus ou moins victimes d’une forme de conditionnement. En effet, aucun d’entre eux ne part à l’aventure de son plein gré. Dans BioShock, Jack est manipulé par Atlas. Dans BioShock 2, Delta est ressuscité par sa Petite Soeur, et c’est sa condition de Protecteur qui le pousse à la retrouver coûte que coûte. Dans l’épisode additionnel Minerva’s Den, Sigma est guidé par le Penseur, le super-calculateur de Rapture, qui prend lui aussi une fausse identité, comme Fontaine devient Atlas. Enfin, dans Infinite, Booker est dirigé par les Lutèce, mais il se conditionne aussi lui-même à son insu, en réinterprétant la phrase : « Ramenez la fille, et nous effacerons la dette. » À l’image du joueur incapable d’être totalement libre puisque mené par le jeu, les protagonistes de la série BioShock sont dirigés par des volontés qui les dépassent totalement.

« À travers ces enregistrements d’histoires personnelles, le joueur archéologue peut en déduire une histoire globale, celle d’une micro-civilisation sur le déclin. »

Puisqu’ils subissent l’aventure plutôt que de s’y lancer avec ardeur, les protagonistes de la série BioShock ne sont pas aventuriers à proprement parler. Même s’ils ont été amenés par la force du destin narratif à Rapture et Columbia, Jack et Booker (et le joueur par la même occasion) semblent découvrir ces villes au début du jeu, par erreur comme on le croit d’abord. En effet, ils ne semblent même pas connaître l’existence de lieux aussi fabuleux, et les explorent en errant, au gré des évènements. Perdus au cœur de ces États volontairement éloignés du monde, Jack et Booker sont donc forcément frappés par leur étrangeté, par l’opulence lumineuse de la ville volante ou la décadence ténébreuse de la cité sous-marine, qui apparaissent comme des mondes fantasques et irréalistes, comme si les protagonistes avaient basculé dans une autre réalité à la manière d’Alice. Ils doivent donc apprendre les codes de ces villes, dont les mœurs s’offrent en écoutant les comptes-rendus audio. À travers ces enregistrements d’histoires personnelles, le joueur archéologue peut en déduire une histoire globale, celle d’une micro-civilisation sur le déclin, portée par des idéaux mais perdue par l’orgueil humain.

Les villes maudites

Ce voyage erratique de Jack et Booker rappelle l’Odyssée d’Ulysse, qui n’avait qu’un seul souhait : rentrer chez lui. Et le but des protagonistes est bien de rentrer « chez eux », c’est-à-dire de quitter ces lieux décadents pour rejoindre la terre ferme, celle des hommes, la « Sodome inférieure », pourtant décriée par Ryan et Comstock. En effet, Rapture et Columbia sont toutes deux des villes autonomes, retirées volontairement du reste du monde pour ne pas en subir l’influence délétère. Elles ont été fondées sur des idéaux inspirés de l’american way of life (la liberté, l’indépendance, la réussite personnelle) et inscrivent le progrès technologique au cœur de leur fonctionnement. Leur dessein est donc de s’élever, ou plutôt de faire s’élever au-delà des hommes une élite : les intellectuels et les scientifiques à Rapture, et les élus baptisés à Columbia. Le principe d’élévation se retrouve au sens propre à Columbia, la ville volante, mais aussi à Rapture, puisque le terme anglais « rapture » désigne, littéralement, l’enlèvement des chrétiens vers les cieux, alors que l’exploration de la cité dans les profondeurs prend des formes de descente vers l’Hadès. À noter que les quartiers de Rapture portent également le nom de dieux gréco-romains, évoquant la richesse et la grandeur de ce passé mythique avec lequel Ryan a voulu renouer.

Toutes ces cités utopiques ont fini par sombrer, rongées par leurs démons incarnés par les leaders. Possédés par leurs croyances, que ce soit en leur religion ou en leur doctrine, ils en perdent toute humanité. À Rapture, Andrew Ryan est l’image du capitalisme à outrance, et face à lui se dresse Sofia Lamb, dont les théories sont à la fois inspirées du communisme et du christianisme. Dans BioShock Infinite, même la figure de la révolution, incarnée pourtant par une femme noire accusée à tort et ostracisée, et donc victime par excellence, se révèle être dangereuse et néfaste. En effet, le désir de vengeance de Daisy Fitzroy est tel qu’elle souhaite tuer jusqu’aux enfants de ses oppresseurs. Passée la surprise – et peut-être la déception – on comprend que ce comportement était finalement prévisible : dans BioShock, les hommes ont soif de pouvoir et sont prêts à faire couler le sang pour accomplir leurs rêves jusqu’au-boutistes. Ils ne sont justement plus des hommes, mais des idées absolues prêtes à tuer pour s’imposer. Mais c’est justement cet orgueil, cette façon de se croire au-delà de Dieu comme Ryan ou de se prétendre envoyé de Dieu comme Comstock, cet hybris (pour en revenir à Ulysse), qui finit par causer leur perte.

« Si le reste du monde est une « Sodome inférieure », Rapture et Columbia sont des sœurs de Babylone, la « grande prostituée » aux atours charmeurs, mère des abominations. »

BioShock nous apprend en outre qu’il n’existe aucun salut pour ces villes maudites et pour leurs habitants. Si le reste du monde est une « Sodome inférieure » pour Comstock, Rapture et Columbia sont des sœurs de Babylone, la « grande prostituée » aux atours charmeurs, mère des abominations. La lente descente de Jack au début de BioShock peut d’ailleurs s’apparenter à une catabase, une descente vers les Enfers. Et lorsque Sofia Lamb rêve d’une renaissance de la Famille, sa secte, à travers sa fille Eleanor, l’agneau sacrificiel, elle imagine peut-être racheter les péchés commis par Ryan. Nul rachat dans BioShock 2 : Rapture sombre et le seul salut est la fuite. Finalement, c’est Booker qui dans ses actes incarne le mieux la figure christique, puisqu’à travers ses actes, il veut empêcher la « naissance » de Comstock et la création même de Columbia. Véritables villes maudites appelées à être détruites, Rapture et Columbia n’ont finalement qu’une seule chose à offrir à tous ceux qui y entrent : la mort. Voilà sûrement pourquoi le voyage dans ces cités fantasmatiques est si marquant, car il est avant tout une tentative de fuite vers la vie.