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Pourquoi veut-on finir les jeux toujours plus vite ? Entretien avec Yann Chauvière de Speedgame

Pourquoi veut-on finir les jeux toujours plus vite ? Entretien avec Yann Chauvière de Speedgame

Élevée au rang d’obsession, la volonté de terminer un jeu le plus vite possible en surclassant le record du monde se révèle être partagée par une communauté de joueurs gourmets. La langue franglaise leur a même dégoté un petit nom : les speedrunneurs. Co-animateur de l’émission Speedgame diffusée sur jeuxvideo.com, Yann Chauvière a accepté de se livrer dans nos colonnes à une revue détaillée du speedrun. Une discipline qui, on va le voir, repose sur des motivations et des finalités insoupçonnées qui dépassent le strict cadre du jeu vidéo.

Et s’il y avait quelque chose de métaphysique dans le fait de pulvériser le temps référence de Sonic the Hedgehog et de Super Mario Bros. ? De prime abord underground, le speedrunning, en se popularisant, s’est non seulement donné un nom mais forgé une identité. Bienvenue dans l’arène virtuelle où sévissent le speedrunneur et le tool assisted speedrunneur — aussi appelé TASeur. Et si ces sprinteurs du jeu vidéo diffèrent dans leur exécution, tous deux jumellent leurs efforts en vue d’une aspiration commune : créer du gameplay émergent. Soit une façon de jouer audacieuse, mêlant vélocité et virtuosité, réinventant littéralement la manière d’appréhender et d’explorer un jeu vidéo.

Histoire de bien poser les bases : quel est le distinguo fondamental entre le speedrunneur et le tool assisted speedrunneur ?

Déjà, ce n’est pas forcément le même profil de joueurs. Quand on est speedrunneur, on est plus du côté de la performance live. Ce sont des gens qui ont une grande connaissance, une maîtrise, une bonne exécution des différents éléments de gameplay du jeu. Des bon réflexes aussi. Sur Twitch [service de streaming et de VOD dédié au jeu vidéo, ndlr], les spectateurs vont assister à ses entraînements. Une fois que le speedrunneur est prêt, il va effectuer quelques speedruns en live, jouer pendant deux heures d’affilée jusqu’à ce qu’il réussisse un record. Et comme il ne peut y avoir 100 % de réussite à chacune des techniques employées, l’idée devient de multiplier les essais pour réussir les bons input [un enchaînement idéal de boutons, ndlr], compter un peu sur la chance, et ainsi améliorer son exécution.

Tool assisted speedrunneur, c’est un travail de recherche assez laborieux, de l’ordre du développeur ou du codeur. Il n’y a pas cette notion de réflexe. Ça relève de l’analyse et de la déduction. Il va chercher des nouvelles techniques, des nouveaux itinéraires, des nouveaux moyens de passer les niveaux en utilisant tous les outils à disposition. À chaque frame [image, ndlr] du jeu, il va y avoir une réflexion sur « quel est l’input optimal ? » C’est un travail de de petite main qui prend en compte que le jeu a été pensé frame par frame. Supposons qu’en cours de réalisation — ça arrive malheureusement très souvent — le TASeur découvre à la moitié du jeu une nouvelle technique dite émergente pour sauter un peu plus haut, un peu plus loin, faire plus de dégâts : il va être obligé de recommencer au début, pour utiliser cette technique dès la première moitié du tool assisted speedrun. Parce qu’il ne voit que le produit final, le spectateur se dit qu’il n’y a pas d’échecs. C’est juste qu’on ne les voit pas.

Bien sûr, les éléments de réflexion décrits pour le TAS sont également présents dans le speedrunning, mais de manière moins exagérée du fait du caractère live de la performance et de la limitation humaine pour ce qui est de l’exécution — les joueurs jouent sans outils et souvent sur le hardware [la machine, ndlr] d’origine, pas sur émulateur. Au-delà de ce distinguo, il est important de souligner que ces communautés discutent beaucoup entre elles désormais, et que beaucoup de joueurs ont la double casquette.

Concrètement, comment s’y prend un TASeur pour disséquer le code d’un jeu ?

Il y a deux pôles. Ça peut aller du reverse engineering où le mec arrive avec ses outils pour regarder ce qu’il y a dans la mémoire du jeu, à la situation rêvée où le développeur ouvre le code et le file au TASeur pour qu’il puisse l’examiner et se dise « ah, le jeu a été codé comme ça ? En faisant ça, je vais avoir tel résultat ». Souvent, quand il a directement le code, ça va beaucoup plus vite. Sinon il y va à tâtons, à base de « ça a l’air d’être comme ça », et c’est un travail empirique long et fastidieux. Par exemple, sur certains émulateurs de la Super NES, il y a ce qu’on appelle les ram viewers : ça lit ce qu’il y avait en mémoire, il y a plein de chiffres en hexadécimales et on essaye empiriquement de savoir quelle adresse correspond à quel élément du jeu. À force d’avoir fait plein de tests, on sait que telle adresse, c’est tel objet, On a du coup accès petit à petit à la réalité du jeu.

En termes de proportion, y a-t-il toujours autant de speedruns multi segments – composés à la fois de séquences live et de séquences en tool assisted speedrun – que de speedruns single segment – réalisés en live d’un seul tenant ?

De moins en moins. Avant, il y avait tout un nombre de performances qui se déclinaient d’un pôle à l’autre. On avait 1) des TAS 2) des speedruns single segment faits en une seule fois 3) des speedruns dits multi segments, faits de plusieurs bouts, avec parfois des scripts pour aider le joueur — pratique rare cependant. Avec Twitch qui met l’accent sur le live, on a de moins en moins de production de spectacles intermédiaires. Il y a eu un phénomène progressif de polarisation au sens strict. Soit le public veut un TAS, c’est-à-dire voir l’optimum théorique. Soit il veut voir un live, et donc un speedrun single segment.

Ça n’a rien à voir en fait. Il y a d’un côté un savoir-faire technique, de l’autre une discipline artistique.

Artistique, je ne sais pas. C’est un terme que je trouve assez ambigu. Il y a la volonté d’un spectacle divertissant, exaltant, qui produit quelque chose sur le spectateur. Ça c’est sûr. La dimension live, toujours avec Twitch, a impacté la manière dont les gens travaillaient et le rapport au public. Pour le TAS, ce n’est pas le cas, vu qu’on met en général un ou deux ans pour en faire un, là où on va passer une ou deux heures pour faire un speedrun.

Un ou deux ans, c’est énorme. C’est autant si ce n’est plus que la période de production d’un jeu vidéo.

C’est hyper variable. Faire une moyenne n’aurait même pas de sens. Pour plusieurs raisons. Déjà parce qu’il y a ce qu’on appelle le hex editing : quand on reprend de très grosses portions de TAS sans toucher au reste. On va dire par exemple : « Le niveau de Airman il est bien optimisé, il ne changera pas, donc je copie tout. Par contre Metalman il y a des optimisations possibles, je vais retravailler que là-dessus. » Donc quand on va rééditer le TAS, il y aura peut-être 10, 20, 50 % d’input qui n’auront pas à être refaits. Chose beaucoup plus facile à réaliser si le jeu est découpé en niveaux bien séparés, comme dans Megaman.

Ensuite parce que des TAS sont réalisés soit par une seule personne, soit par groupes. Un speedrun évidemment, il y a toujours un joueur qui joue. Un TAS, il arrive assez fréquemment qu’il y ait plusieurs personnes à appuyer, faire les input, etc. Il y a du brainstorming, une communauté qui réfléchit. Ladite communauté pouvant être beaucoup plus importante si le jeu est populaire. Mario 64, il est évident qu’elle est énorme. C’est comme Ocarina of TimeSuper Meat Boy. Le travail peut aller plus vite, beaucoup plus dans le détail pour ces jeux. Du coup on trouve rapidement plein de techniques assez optimisées. C’est une des forces et des faiblesses du speedrun : c’est qu’en général les gens regardent rarement un speedrun s’ils n’ont pas fait le jeu. Ça arrive évidemment, mais on l’apprécie d’autant plus si on le connaît.

Twitch a joué un rôle d’accélérateur de particules.

Twitch a permis aux speedrunneurs et aux TASeurs de gagner énormément de temps, notamment quand les jeux sont populaires. Parce que forcément, il y a plus de spectateurs qui vont regarder le live. Or, grâce aux outils que donne Twitch, un spectateur peut interagir et dire « eh mais pourquoi tu fais pas telle technique ici, pourquoi tu passes pas là ? » Virtuellement, ça permet de partager entre public et speedrunners les expériences, d’avoir empiriquement tout testé sur le jeu. Même quelqu’un d’un faible niveau a pu trouver une idée, et peut la partager sur Twitch. Très rapidement on va arriver à des résultats très intéressants.

C’est donc très variable d’un jeu à l’autre. Et puis, tout le monde ne peut pas passer autant de temps par jour à faire un TAS, parce que la plupart ont des statuts assez différents. Il y a des gens qui travaillent et qui font ça sur leur temps libre, des lycéens, des étudiants, des gens au RSA, d’autres qui tentent de devenir des joueurs professionnels, qui essayent de consacrer beaucoup de temps.

Une équipe de tool assisted speedrunneurs peut associer des gens de différents pays aussi.

C’est pour ça que l’anglais est la langue la plus utilisée. Parce que tout le monde peut, ou doit, sur Internet, parler anglais. L’anglais technique se comprend assez bien. Une fois qu’on nous donne les vingt ou trente mots de la discipline, on peut très facilement suivre ce qui est dit.

C’est toujours intéressant quand une discipline développe un langage propre.

Ce n’est pas spécifique au speedrun, mais il y a deux besoins. Celui, pour les commentateurs, de pouvoir commenter ce qu’il se passe à l’écran. Or parfois, il se passe des choses très techniques en très peu de temps. Donc il faut faire des raccourcis. En quelques mots, on doit donner plein d’informations. Si je dis « ah la la, il prend un damage boost et il fait un OoB (Out of Bound) », ça veut dire « il s’est fait toucher par un ennemi, ça l’a éjecté, il a pris une vitesse assez grande, il est passé à travers le mur, il est en dehors des limites du niveau ». Il y a beaucoup d’acronymes, de termes très techniques, et pour les besoins du commentaire, ça permet justement de coller à l’action. Si on devait faire des périphrases à chaque fois qu’on commente, on serait asynchrones, on ne ferait que commenter ce qu’il s’est passé il y a trop de temps.

Sinon, c’est évidemment pratique pour les joueurs. Ça permet d’échanger des infos extrêmement précises quand on se pose des questions sur des techniques. En peu de mots, on cible bien telle mécanique de jeu, émergente ou non, tel niveau, tel boss, et on demande si telle ou telle chose est possible, et on le fait au pixel, à la frame près.

Problème, c’est effectivement un peu abrupt si on n’est pas vraiment familier. C’est quasiment une langue étrangère. Il suffit de regarder certains commentateurs de l’AGDQ [Awesome Games Done Quick, marathon vidéoludique de speedrun, ndlr], il y en a qui sont très techniques et qui balancent vraiment plein, plein de mots. C’est le défaut de la spécialisation, ça rend la chose un peu moins accessible pour le grand public. Le souci est qu’il y a parfois des termes spécifiques à chaque jeu. Dès qu’ils ont une communauté importante, c’est ce qu’il se passe. Pour Ocarina of Time, s’il y a un glitch [un bug exploité par un speedrunneur, ndlr] pour le premier boss, on va faire référence à une technique émergente, interne au jeu. Ce qui commence à être compliqué pour les spectateurs pour suivre un petit peu. Autant un jargon commun au speedrun et au TAS c’est plutôt une bonne chose, autant quand c’est spécialisé pour chaque jeu…

Le tool assisted speedrun, en exposant les failles des jeux vidéo, ne permet-il pas quelque part de rendre service à ses créateurs ? On imagine qu’un TAS de qualité peut servir de base pour un éventuel patch correctif, ou pour une suite qui ferait en sorte de corriger ou d’exploiter les failles de l’épisode précédent ?

Les deux existent. C’est très fréquent. Qu’il y ait du gameplay émergent, des petits failles, c’est très agréable quand on fait du speedrun. Mais pour un jeu, l’important reste que ses bugs ne nuisent pas à l’expérience du joueur lambda. Si les conditions de déclenchement du glitch sont trop faciles, ça ne va pas. Il y a des bugs qui sont passés et qui n’auraient pas dû. Alors parfois, les speedrunners peuvent contacter les développeurs et leur dire « vous avez remarqué qu’ici, je passe à travers un mur, que ce bug est trop facile à déclencher ? » C’est arrivé sur Spelunky. Naxxel, un ami speedrunneur, a glissé aux développeurs qu’il y avait certains glitchs trop faciles à exploiter. Ils ont corrigé ça dans un patch.

Quant à l’impact d’un TAS sur une série, on peut citer le cas du rocket jump [technique consistant à exploiter le souffle de l’explosion de sa propre roquette pour atteindre des strates inaccessibles autrement, ndlr]. Il n’a pas du tout été prévu au départ par les développeurs. Il y a déjà une version dans Doom, mais c’est surtout avec Quake qu’elle a émergé. À la base, le level design du premier épisode n’a pas été pensé en tenant compte du rocket jump. Mais des joueurs ont trouvé que c’était pratique pour gagner de la vitesse, de la hauteur. C’est devenu un élément de gameplay dans les jeux d’après. À partir de Quake 3, il y avait déjà cette conscience collective que le rocket jump existait.

Le premier jeu auquel j’ai joué était Super Mario Bros. sur NES. Toute personne y ayant joué se remémore l’existence de ce compte à rebours qui nous incitait à finir les niveaux le plus vite possible. Est-ce que cela revient à dire que le concept de speedrun était inscrit dans l’ADN du jeu vidéo depuis ses balbutiements ?

Effectivement. Ceci dit, Mario Bros. n’est pas le meilleur exemple, parce que c’est un chrono qui diminue, pas un chrono qui incrémente. Ce n’est pas le temps que l’on a mis pour faire le niveau : c’est plutôt le temps qui nous reste. Ce temps qui reste, c’était plus une manière d’obtenir un game over. Si par exemple le joueur se retrouve bloqué dans un endroit pour une raison ou une autre : ça permet de le tuer, et d’éviter que le joueur reste bloqué. C’était plus une contrainte d’époque et un choix de game design qu’une volonté que les gens y arrivent en un minimum de temps.

Pour le speedrun à proprement parler, le fait d’aller vite, c’est une prise de conscience plus tardive — même si on peut trouver quelques manifestations précoces. Okay, il y a des jeux qui s’y prêtent explicitement : dans un jeu de course, le but est de terminer le plus rapidement possible, à tel point qu’on met souvent un chrono. Le speedrun fait partie du core design puisque c’est le but du jeu.

Mais c’est davantage la notion de scoring qui est inscrite dans l’ADN de Super Mario. Dès le début il y a la prise de conscience de ces pratiques compétitives, que faire un gros score, c’est un objectif, une forme d’absolu que le joueur veut atteindre. Compétitions d’autant plus stimulées que des mécaniques sont de plus en plus directement implémentées dans les jeux pour leur donner cette dimension. D’où l’apparition assez rapide dans le monde de l’arcade des leaderboards : des tableaux où on peut inscrire son nom et du coup se mesurer aux autres, ou d’autres formes de compétition et de beau jeu type superplay — l’idée étant de très bien jouer, terminer un jeu sans mourir par exemple.

Pour les jeux de plateforme avec une histoire, des éléments de gameplay comme Mario : le fait que les gens se détachent du but initial, imaginent un chrono externe au jeu, se filment et se disent « tiens je vais le terminer le plus rapidement », c’était pas évident. Ça a émergé de manière progressive, à partir de Super Mario Bros. 3, donc c’est entre guillemets assez tardif. Puis de plus en plus de jeux, comme Donkey Kong Country, ont commencé à implémenter des chronos ingame pour montrer le temps que le joueur a fait à la fin du jeu. Il y avait une dimension compétitive, au moins à l’échelle de chaque pays. Elle se faisait via les magazines de jeux vidéo : en fin de magazine, ils reportaient des scores, des temps de joueurs sur différents jeux.

Avec le recul, on se dit que c’était vraiment rustique.

Il n’y avait pas de tribune, pas de vidéo, donc on devait se contenter d’un temps en fin de magazine. « Mince, le mec m’a mis dix secondes sur tel niveau, je ne sais pas comment il fait. » On savait que c’était possible, mais on ne savait pas comment. Il n’y avait aucune possibilité de partager le savoir-faire, théorique, pratique. On en revient à Internet et à Twitch qui ont permis aux gens de voir les vidéos des records. C’est là que le niveau des joueurs a explosé de façon ahurissante. Autant trouver une technique c’est difficile, autant imiter c’est beaucoup plus facile. C’est pour ça que le niveau est très élevé, y compris pour des jeux récents. Dans un prochain Speedgame on fait Volgarr the Viking, sorti il n’y a pas si longtemps que ça. Eh bien, les temps sont déjà ahurissants. Parce que les développeurs ont pleinement conscience que ces pratiques existent, les jeux sont pensés pour avoir cette rejouabilité. Il y a des chronos ingame pour des jeux de plateforme qui, il y a vingt ans, n’en auraient pas eu. Volgarr est un jeu très arcade et pourtant on a un chrono qui s’affiche à l’issue de chaque niveau et à la fin du jeu. C’est une sorte de pente naturelle pour les game designers maintenant.

Performance, niveau, émulation : on parle là un vocabulaire assez raccord avec le monde du sport ?

Oui, les parallèles sont assez évidents. Ceci dit, le mot sport est souvent utilisé dans un sens très large. C’est assez critiquable. Parce que même pour décrire le poker à haut niveau, on utilise sport. Au-delà du sport, je parlerais plutôt de compétition. Se mesurer à son propre record, à un absolu, se mesurer aux autres. Il y a cette idée d’aller plus loin. Je préfère le terme compétitif au terme sport qui est un peu galvaudé. Dans beaucoup de journaux, quand les journalistes utilisent le mot sport, on pourrait en fait le réduire à compétition.

Parlons plutôt de caractéristiques qu’il va falloir forger pour être performant. Il n’y a pas à proprement parler d’effort physique, mais il y a des efforts à fournir. Beaucoup de speedrunneurs, pour les avoir invités chez nous, sont des gens qui ne fument pas, ne boivent pas. Ils font beaucoup d’auto discipline, sinon ils ne donnent pas le meilleur d’eux-mêmes — leur A-Game comme on dit au tennis ou au poker — quand ils jouent. Il faut bien dormir. Tous ceux qu’on a vus au haut niveau avaient une bonne hygiène de vie.

Sans oublier cette capacité indispensable que les speedrunneurs vont peaufiner : réagir très vite, au-delà même des seuils humains. Il y a des enquêtes qui datent d’il y a quelques années. Elles montraient que ceux qui avaient les réflexes rétiniens les plus rapides n’étaient plus les pilotes de chasse, mais les joueurs de Quake 3. Un point lumineux dans le champ visuel ? Ils vont être les premiers à repérer un objet dans l’espace numérique. Ensuite, être capable d’exécuter des input vraiment très, très longs, ça demande une exécution rapide et précise. C’est beaucoup d’entraînement. Il y a la dimension mémorielle aussi. Il en faut beaucoup dans certains jeux très déterministes où le réflexe compte moins, mais où il faut apprendre par cœur des puzzles, des portions entières de niveaux.

Qui dit compétition dit règlement. Mais la quintessence même du speedrun ne suppose-t-elle pas un non-respect des règles fixées par les développeurs ? La règle, en speedrun, c’est de ne pas la suivre, de la détourner.

C’est ça. C’est souvent ce qui se passe. Au sens strict, on suit toujours les règles : le code est ce qu’il est, le jeu a été conçu d’une certaine manière, pour que les niveaux soient faits d’une certaine manière, avec certains éléments de gameplay. Mais il se trouve que, souvent, le code ne colle pas tout à fait à l’idée de base des développeurs. Donc oui, les speedrunneurs ne suivent pas les règles, sinon on ne parlerait pas de gameplay émergent.

Le détournement de la règle… On peut prendre une image assez forte qui je pense est assez juste : c’est une sorte d’affirmation de la liberté. Le jeu est par essence déterministe. Souvent on nous impose une histoire, l’ordre dans lequel on doit faire les niveaux. Même quand le monde est ouvert, on nous impose d’avoir certains objets pour passer certains endroits. L’idée avec le speedrun, c’est de s’affranchir de ce déterminisme. Dire « je veux faire les choses dans l’ordre que je désire ». La libération. Ça c’est une première chose.

Ça peut aller plus loin quand, parfois, les joueurs et les communautés rajoutent des règles au jeu, ce qu’on appelle des speedruns ou des TAS à contrainte : on va se fixer un objectif qui n’est pas inscrit explicitement dans le jeu. Les contraintes peuvent être parfois délirantes. Pendant le dernier marathon AGDQ, on a vu des gens terminer Mario 64 à une main ! C’est hallucinant. Autre exemple avec, encore, Super Mario Bros. 1. J’ai besoin du bouton A pour tuer les ennemis et sauter par dessus les trous. Du bouton B pour courir, sauter plus loin et tirer des boules de feu. Les niveaux ont été pensés pour qu’on ait besoin des deux boutons. Sans savoir s’ils pourraient finir le jeu, les TASeurs se sont dit « on va terminer Super Mario Bros. sans utiliser le bouton B, on ne va pas tirer, on ne va pas courir ».

Or, le jeu n’a pas été pensé comme ça. En théorie, quand on a des éléments de gameplay, c’est censé être structurant. Donc tous les boutons aussi. Mais il se sont aperçus qu’ils pouvaient terminer le jeu sans utiliser le bouton B. Sans courir. C’était un peu dur, ils ont dû utiliser une technique émergente, pas vraiment connue des développeurs : le wall jump. On est au-delà des réflexes humains, mais c’est possible en tool assisted speedrun. La technique consiste à caler un pixel du pied de Mario dans un pixel de mur. Ça se joue à la frame près, mais Mario peut alors rebondir en faisant un wall jump.

Se fixer des défis assez fous dont on ne sait pas si on pourra les réussir avant même de commencer, c’est pour ça que j’aime bien le TAS. Quand la réappropriation et le détournement deviennent plus importants que les règles du jeu.

Le principe même d’émergence induit que le TAS parfait n’existe pas. Peut-on parler d’un champ d’expérimentation infini ?

Exact. À chaque fois qu’on sort un TAS, on va parler d’optimum théorique à un moment donné. C’est moins vrai pour les très vieux jeux qui ont été faits dans tous les sens. Mais on n’est jamais à l’abri d’un joueur qui va faire une découverte, un nouveau glitch faisant qu’on va penser à un nouvel itinéraire. À chaque nouvelle info, ça repousse un peu plus loin l’horizon théorique. Le but du TASeur, c’est de se rapprocher de cet idéal d’optimum pour que les spectateurs et les speedrunneurs puissent s’en inspirer. Même s’il y a des techniques qu’on ne pourra jamais réaliser en speedrun. Théoriquement possibles, mais physiquement impossibles parce qu’au-delà du réflexe humain.

Théoriquement possible, mais physiquement impossible. Tu as un exemple concret ?

Très simple. Quand tu prends une manette de NES, il faut bien distinguer l’aspect physique — les boutons, la croix — et ce qu’il y a en dessous — des circuits imprimés. C’est fait de telle manière que quand tu appuies sur tel bouton, ça fait telle action. La manette physique rend impossible le fait d’appuyer simultanément sur bas et haut simultanément. Mais c’est une impossibilité seulement liée à l’aspect hardware de la manette. D’un point de vue purement électronique, si tu démontes ta manette, tu peux appuyer sur haut et bas simultanément. C’est ce qu’ils font dans beaucoup de tool assisted speedruns. Parce que eux n’ont pas le plastique de la manette qui rend impossible la chose. La seule limite est théorique, pas physique. Pour tous les TAS c’est un prérequis. Tu as joué à Super Mario World ?

Bien sûr.

Super Mario World, en TAS, il est possible de prendre plusieurs objets avec Mario en simultané. Normalement, Mario a été pensé par les développeurs pour ne pouvoir en porter qu’un seul : une carapace, etc. Ce qui est très intéressant, en tant que joueur, c’est qu’on a l’impression qu’il faut laisser le bouton Y appuyé pour tenir la carapace. C’est ton expérience de joueur, c’est ce que tu te dis. Et c’est logique, parce que tout va très, très vite, et quand tu lâches le bouton, Mario lâche la carapace, donc a priori tu es enclin à penser ça. Sauf que ce n’est pas comme ça que le jeu a été codé. Il l’a été de la manière suivante : imagine une horloge qui ferait soixante frame, et toutes les soixante frame il y a des checks qui sont faits. Les codeurs se sont dit : « À la treizième frame, le code vérifie si le bouton Y qui sert à tenir la carapace est bien appuyé. Si le bouton Y est enfoncé, Mario garde l’objet en main. »

Voyant ça, les TASeurs se sont dit : « Génial, ça veut dire qu’à la quatorzième frame, on peut lâcher le bouton Y, la carapace ne sera pas lâchée. » Or, le code de base dit aussi que s’il y a un objet à proximité et qu’on appuie sur Y, Mario l’attrape. Et comme le code considère que le bouton Y est disponible, ça veut dire que Mario peut choper un deuxième objet, tout en portant encore le premier. C’est plus complexe que ça mais en gros, avec les bons input, le TAS permet de réaliser des choses absurdes.

Quel est ton sentiment vis-à-vis de l’AGDQ [dont la dernière édition, du 5 au 11 janvier 2014, a récolté un million de dollars au profit de la lutte contre le cancer, ndlr] ?

C’est une très bonne initiative. Ce sont des évidences, mais déjà, ça soutient une bonne cause. C’est intense, ça dure une semaine, il y a plein de jeux qui sont speedrunnés. En termes d’émulation, ça motive les gens à parfaire certains speedruns pour les faire en live devant un grand public. C’est la dimension scénique et spectaculaire du speedrun : c’est comme faire un concert, on se prépare à faire son live devant un auditoire, on va essayer de faire un score, à ceci près qu’on on va élaborer des safe strats : comme il y a un programme à suivre — un peu comme à la télé finalement — on ne peut pas se permettre de recommencer le jeu, de faire des choses trop risquées qui, si elles ont échoué, nous feraient perdre beaucoup trop de temps. C’est pour ça qu’on voit rarement des records en live. Les gens vont jouer d’une certaine manière, perdre un peu de temps, mais ils sont sûrs d’aller au bout. C’est pour être sûr de respecter le calendrier, pour le show. Il y a des contraintes, mais ça produit un super spectacle.

Il y a par contre un point de détail qui m’ interroge : je trouve assez intéressant que les marathons de grande ampleur soient exclusivement organisés pour des causes caritatives. À mon sens, c’est lié au fait que la discipline n’est pas encore complètement assumée sur la place publique. On peut interpréter le fait d’avoir du caritatif dans la boucle comme un moyen de légitimer le speedrunning auprès du grand public — on fait une bonne action, on donne un sens supplémentaire à son activité. En soi, c’est bien qu’il y en ait, mais pour faire une analogie avec une autre forme de spectacle, les concerts, tous ne sont pas caritatifs. Il y a plein de performances que les gens vont voir volontiers pour ce qu’elles sont. Je trouve curieux qu’à l’heure actuelle, on n’ait pas de marathon d’envergure sans cause à défendre, juste pour le speedrun. C’est vrai des concerts, c’est également vrai du sport avec les Jeux olympiques par exemple.

Si cela est vrai pour sa forme spectaculaire au sens télévisuelle, on note cependant que comme performances lives, et pour elles-mêmes, on en voit de plus en plus dans les festivals de jeu vidéo, ce qui est une véritable plus-value pour les joueurs et un signe de reconnaissance. Un processus de légitimation est en cours.

Est-ce à dire que le speedrun demeure une discipline marginalisée ?

Les seuls joueurs professionnels qu’on a en jeu vidéo, c’est dans l’esport, Super Street Fighter 4Star CraftLeague of Legends… Mais pour tout ce qui est speedrun, c’est assez dur. Ce n’est souvent pas soutenu par les éditeurs, parce que justement, ce n’est pas nécessairement basé sur des jeux récents. C’est une pratique assez marginale. Il n’y a pas de sponsoring. On peut monétiser son travail, mais on sait très bien que la monétisation sur Internet — indépendamment de la difficulté supplémentaire relative aux droits d’auteur — c’est de toute façon difficile. Les taux sont tellement faibles qu’il faut faire des millions de vues pour en vivre. Il y a la solution du don qui commence à se faire sur Twitch. L’idée étant que vous faites du live tout le temps, et ceux qui vous aiment bien peuvent vous soutenir. « Je passe tout mon temps à faire ça, donnez moi un smic tous les mois. » Mais c’est encore trop faible.

C’est une vraie question politique et économique. Institutionnellement la légitimité du speedrunneur est à gagner. On est encore dans une société où on pense le travail d’une manière particulière : avec des contraintes, un patron, dans une structure, c’est le modèle du salariat. Si on fait une activité, aussi intense soit-elle, si elle n’est pas rémunérée, la plupart des gens ne considèrent pas que c’est du travail. Mais si on revient à une définition plus stricte du travail qui est la transformation du réel, la production de quelque chose, on se retrouve là avec beaucoup de travaux qui ne sont pas rémunérés. On a des gens qui produisent un spectacle, peut-être quelque chose d’artistique — je ne voulais pas détailler sur ce point, mais tu l’as évoqué tout à l’heure. Une forme de rémunération ou une forme de reconnaissance étatique permettraient peut-être à certains de ne plus ressentir cette pression sociale et de continuer à produire du spectacle pleinement et sereinement.